"La bibliothèque universelle" de Kurd Lasswitz (1848-1910) parut en décembre 1904 dans le journal allemand "Ostdeutsche Allgemeine Zeitung" avant d'être rééditée en
1907 dans un recueil intitulé "Traumkristalle" (Cristaux
de rêves).
Cette nouvelle inspira à Jorge Luis Borges sa "Bibliothèque de Babel", un texte qui parut d'abord en 1941 dans "Le jardin aux sentiers qui bifurquent", puis en 1944 dans "Fictions".
Une autre traduction française de ce texte avait été proposée en avril 2003 par François-Guillaume Lorrain dans la "Nouvelle Revue Française", n°565, p. 337-351.
Cette nouvelle inspira à Jorge Luis Borges sa "Bibliothèque de Babel", un texte qui parut d'abord en 1941 dans "Le jardin aux sentiers qui bifurquent", puis en 1944 dans "Fictions".
Une autre traduction française de ce texte avait été proposée en avril 2003 par François-Guillaume Lorrain dans la "Nouvelle Revue Française", n°565, p. 337-351.
« Viens donc enfin
t'asseoir, Max », fit le professeur Wallhausen. « Dans
tous ces papiers, il n'y a vraiment rien qui intéressera ton
magazine. Que puis-je t'offrir, du vin ou de la bière ? »
Max Burkel s'approcha de
la table et leva les sourcils d'un air circonspect. Puis il
s'installa confortablement dans un fauteuil et dit : « À
vrai dire, je ne bois plus. Mais en voyage, c'est autre chose – et je vois que vous avez
une délicieuse Kulmbacher – ah, je vous remercie, chère mademoiselle – pas trop ! Eh bien, à votre santé, vieux
frère, très chère amie. À votre santé, mademoiselle Briggen !
Quel bonheur de passer à nouveau un peu de temps avec toi.
Mais tu n'y couperas pas, il faudra bien que tu m'écrives quelque chose. »
« Là, tout de
suite, je ne vois pas. De toute façon, on écrit tellement de
choses épouvantablement inutiles ou, pire encore, on les imprime – »
« Pas besoin de
rappeler tout cela au rédacteur tourmenté que je suis. La question
est de savoir où commence le superflu. À ce sujet, le public et les
auteurs ont des opinions fort divergentes. Quant à nous autres, nous
tombons toujours sous le coup de ce que la critique juge superflu.
Ah, et quel bonheur – il se frotta joyeusement les mains – que
mon remplaçant doive trimer et suer à ma place pendant trois
semaines. »
« Je m'étonne
d'ailleurs, commença la maîtresse de maison, que
vous trouviez toujours quelque chose de nouveau à mettre sous
presse. Je pensais que les combinaisons possibles des quelques
caractères d'imprimerie avaient déjà toutes été
plus ou moins expérimentées. »
« C'est tout à
fait exact, madame – c'est en tout cas ce que l'on pourrait penser –, mais l'esprit humain est inépuisable – »
« Pour ce qui est
de toujours répéter la même chose – vous voulez dire ! »
« Mon Dieu,
oui ! rit Buckel, mais également pour ce qui est de
la nouveauté. »
« Et pourtant,
remarqua le professeur, nous sommes en mesure de représenter
avec des caractères d'imprimerie tout ce qui pourra être jamais
légué à l'humanité en termes d'événements historiques, de
connaissances scientifiques, de création poétique et
d'enseignement philosophique. Du moins, tant que tout cela peut être
exprimé par le langage. Car nos livres transmettent effectivement le
savoir de l'humanité et conservent le trésor accumulé du
travail de la pensée. Mais le nombre de combinaisons possibles avec
des caractères donnés est limité. Donc, toute littérature
possible doit nécessairement pouvoir être contenue dans un nombre de
volumes fini. »
« Eh bien, mon
vieil ami, une fois de plus tu raisonnes davantage en mathématicien
qu'en philosophe. Comment l'inépuisable pourrait-il être fini ? »
« Si tu le permets, je
vais calculer le nombre de volumes que la bibliothèque universelle
devrait comporter. »
« Mon oncle, ton
discours va-t-il devenir très savant ? » demanda Suzanne
Briggen.
« Ma chère Suzie, rien n'est jamais trop
savant pour
une jeune dame qui sort du pensionnat ! »
« Merci, mon
oncle, mais je posais simplement la question pour savoir si je devais
reprendre mon ouvrage parce qu'ainsi, comme tu le sais, je réussis mieux à
réfléchir. »
« Ah, la petite
futée, tu voulais juste savoir si je m'apprêtais à faire un long
discours, n'est-ce pas ? Ce n'est pas mon intention, mais pourrais-tu me donner le
bloc de papier qui se trouve là-bas, ainsi que le crayon ? »
« Apportez-nous
également la table des logarithmes » dit abruptement Burkel.
« Oh, mon Dieu ! »
protesta la maîtresse de maison.
« Non, non, ce
n'est pas nécessaire, s'exclama le professeur. Et ce
n'est pas la peine de faire la fière avec ton ouvrage, Suzie. »
« Voici un travail
beaucoup plus agréable » dit la maîtresse de maison en lui
tendant une coupe remplie de pommes et de noix.
« Merci »
répondit Suzanne en prenant le casse-noix. « Je fais mon
affaire des noix les plus dures. »
« Maintenant,
notre ami va enfin pouvoir parler, commença le professeur. Je pose la question : si l'on se contentait du minimum et que
l'on renonçait à toute utilisation purement esthétique de
certaines polices de caractères et si, par ailleurs, on envisageait
un lecteur qui n'aurait pas fait le choix du confort de lecture, mais
resterait simplement attaché au sens – »
« Un tel lecteur
n'existe pas. »
« Eh bien,
supposons. De combien de caractères d'imprimerie aurait-on besoin
pour publier l'ensemble des belles lettres et de la littérature
populaire ? »
« Hm, fit
Burkel, si l'on s'en tient aux minuscules et aux majuscules
de l'alphabet latin, aux signes de ponctuation usuels, aux chiffres – sans oublier l'espacement – »
Suzanne leva les yeux de
ses noix d'un air interrogateur.
« Il s'agit du
caractère d'espacement que le lettreur utilise pour séparer les
mots et remplir les espaces restés vides. Il n'y en aurait donc pas
un si grand nombre. – Mais n'oublions pas les livres scientifiques !
Il n'y a qu'à songer à la masse de symboles que vous utilisez, vous,
les mathématiciens ! »
« Dans ce cas,
nous pourrions utiliser les exposants et les indices, ces petits chiffres placés
au-dessus ou en dessous des lettres de l'alphabet, comme par exemple a0,
a1, a2, etc. Nous avons donc besoin d'un
deuxième et d'un troisième jeu de caractères de 0 à 9. Par ce
biais, on pourrait même représenter n'importe quelle sonorité
étrangère après s'être accordés. »
« Ma foi, je veux
bien admettre que cela conviendrait à ton lecteur idéal. Dans ce
cas, j'estime que nous n'aurions pas besoin de plus d'une centaine de
caractères d'imprimerie différents pour être en mesure d'exprimer
par écrit tout ce qui est pensable. »
« Eh bien, tu
vois. Et quelle serait l'épaisseur de chaque volume ? »
« Je pense que
l'on peut déjà être fort exhaustif sur n'importe quel sujet
lorsqu'on remplit un volume de cinq cents pages. Il nous faut
imaginer une page de 40 lignes de 50 caractères chacune (en incluant
évidemment les espaces, la ponctuation, etc.) et nous obtenons donc 40
x 50 x 500 caractères pour un volume de ce type, ce qui fait –
bon, tu pourras le calculer toi-même. »
« Un million,
dit le professeur. Donc, si l'on répète nos 100 caractères
à volonté et qu'on les assemble dans un ordre quelconque aussi
souvent que nécessaire pour remplir un volume d'un million de
caractères, on obtiendra un écrit quelconque. Et si l'on envisage
toutes les combinaisons possibles réalisables
de cette manière par un procédé purement mécanique, on obtient
exactement l'ensemble des œuvres jamais écrites en littérature
ainsi que toutes celles qui pourront l'être à l'avenir. »
Burkel donna une tape
vigoureuse sur l'épaule de son ami.
« Je m'abonne
immédiatement à cette bibliothèque universelle. Je disposerai
ainsi de tous les prochains numéros de mon magazine, prêts à être
imprimés. Plus besoin de me préoccuper des articles. C'est
magnifique pour un éditeur : cela signifie exclure les auteurs
de l'activité commerciale ! Et remplacer l'écrivain par une
machine combinatoire, c'est le triomphe de la technique ! »
« Comment ? »
s'écria la maîtresse de maison. « Tout est dans la
bibliothèque ? Tout Goethe y est aussi ? La Bible ? Les œuvres
complètes de tous les philosophes ayant existé ? »
« Sans oublier
toutes les interprétations auxquelles personne n'a encore pensé. Tu
y trouveras également toutes les œuvres perdues de Platon ou de
Tacite, ainsi que leurs traductions. Mais également l'ensemble de
nos œuvres futures à tous les deux, tous les discours
parlementaires, aussi bien ceux qui ont été oubliés que ceux qui
n'ont pas encore été prononcés, le traité universel de Paix
mondiale et l'histoire des guerres du futur qui s'ensuivent. »
« Ainsi que le registre
impérial des horaires de trains, mon oncle ! » s'exclama
Suzanne. « C'est ton livre préféré. »
« Certainement,
et sans oublier l'ensemble de tes essais en allemand chez mademoiselle Grazelau. »
« Ah, si seulement
j'avais eu ce livre au pensionnat ! Mais j'imagine qu'il s'agit
toujours d'un seul volume complet – »
« Permettez, mademoiselle Briggen, intervint Burkel, n'oubliez pas
les espacements. – Le moindre vers poétique peut disposer d'un volume
à lui tout seul et le reste est alors vide. Et nous pouvons
également y mettre les œuvres les plus longues, car si elles ne
trouvent pas suffisamment de place dans un seul volume, nous
en chercherons tout simplement la suite dans un autre. »
« Mais comment s'y
retrouver ? » demanda la maîtresse de maison.
« C'est justement
là le problème » commença le professeur avec un sourire en coin, tout en se calant dans son fauteuil et en suivant des yeux
la fumée de son cigare. « On pourrait certes penser que les
recherches seraient plus aisées si la bibliothèque disposait
également de son propre catalogue – »
« Nous y voilà – »
« Soit, mais
comment le trouver ? Et quand bien même tu aurais trouvé un volume,
tu ne serais pas beaucoup plus avancé, car il contiendrait non
seulement les titres et les cotes exactes, mais également de fausses
références. »
« Diable, c'est
pourtant vrai ! »
« Hm ! C'est
un problème. Prenons par exemple le premier volume de
notre bibliothèque en main. La première page est blanche, la deuxième aussi
et ainsi de suite sur 500 pages. Il s'agit en l'occurrence du
volume dans lequel le caractère d'espacement est répété un
million de fois. »
« Au moins, on n'y
trouvera pas d'âneries » intervint la maîtresse de maison.
« C'est une consolation
! Prenons maintenant le second volume, vide également, entièrement
vide, sauf à la dernière page avec, tout en bas, en millionième
position, un timide « a ». Dans le troisième volume, c'est la même
chose, sauf que le « a » s'est avancé d'un cran, tandis que la dernière
position est à nouveau vide. Et le « a » se décale ainsi d'un cran
vers l'avant sur un million de volumes, jusqu'à ce qu'il ait
joyeusement atteint la première position dans le premier volume du
second million. On ne trouvera rien d'autre dans cet intéressant
volume. Et il en va de même pour les cent premiers millions de nos
volumes, jusqu'à ce que nos cent caractères d'imprimerie aient tous
effectué leur chemin solitaire d'arrière en avant. La même chose
se reproduit ensuite avec « aa » ou avec n'importe quel binôme de
caractères dans toutes les positions possibles. L'un de ces volumes ne
contient que des points, un autre que des points d'interrogations. »
« Mais bien sûr,
dit Burkel, on aurait tôt fait de repérer et d'éliminer
ces volumes – »
« Hm, oui – mais
le pire se produit quand on découvre un volume apparemment sensé. Tu
souhaites par exemple vérifier quelque chose dans « Faust »
et tu tombes sur le volume avec le bon début. Et au bout de quelques
pages, tu lis soudain : « Abracadabra, rien n'est plus là ! »
ou bien tout simplement « aaaaa »... Ou bien encore,
c'est une table logarithmique qui commence, mais dont personne ne
sait si elle est exacte. Car, dans notre bibliothèque, il y a non
seulement tout ce qui est vrai, mais également tout ce qui est faux. Et il ne faut pas se laisser abuser par les titres. Un volume peut très
bien commencer par « Histoire de la Guerre de trente ans »
et continuer par : « Lorsque le prince Blücher1
épousa la reine du Dahomey aux Thermopyles... »
« Mon oncle, voilà
quelque chose qui me convient ! s'écria Suzanne enjouée. Je
pourrais même écrire ces volumes moi-même, car j'ai beaucoup de
talent lorsqu'il s'agit de tout mélanger. Et j'y trouverai
certainement le début de l'Iphigénie que je déclamai jadis :
« Dans votre ombre,
branches agitées2,
Obéissant à la
nécessité plus qu'à mon inclination3,
Je veux m'asseoir sur
ce banc de pierre4 ».
Si je trouvais cela imprimé quelque part, je serais disculpée. Et je trouverais certainement aussi la longue lettre que je vous avais écrite et qui disparut au moment même où je voulus l'expédier. Mika avait déposé ses manuels scolaires juste dessus. – Misère ! » s'interrompit-elle, gênée, en remettant en ordre ses mèches de cheveux rebelles. « Mademoiselle Grazelau m'a expressément demandé de faire bien attention à ne pas me perdre en bavardages inutiles ! »
« Mais ici, tu y
es tout autorisée, la consola son oncle, car dans
notre bibliothèque, il y a non seulement toutes tes lettres, mais
également tous les discours que tu as tenus et tous ceux que tu
tiendras – »
« Ah bon, alors
mieux vaut ne pas imprimer cette bibliothèque. »
« Ne t'inquiète
pas, ils ne sont pas seulement signés de ton nom, mais également de
ceux de Goethe et tous les noms possibles dans le monde entier. Notre
ami y trouvera également des articles signés de sa main qui
contiennent toutes les dérives imaginables de la presse, si bien
qu'il n'aura pas assez de toute une vie pour purger sa peine. Elle
comporte également un livre de lui où il est écrit derrière
chacune de ses phrases que celles-ci sont fausses et un autre volume
où, derrière ces mêmes phrases, on jure qu'elles sont toutes
vraies – »
« Bon, ça
suffit » s'exclama Burkel en riant. « Je savais bien que
tu nous mènerais en bateau. Donc, je ne m'abonnerai pas à ta
bibliothèque universelle, car il est impossible de démêler le sens
du non-sens et le vrai du faux. Maintenant, si je trouve tant de
millions de volumes qui tous affirment contenir la véritable
histoire de l'empire allemand au XXe siècle et qui tous
se contredisent complètement, autant prendre les œuvres des
historiens eux-mêmes. Je renonce. »
« C'est très astucieux de ta part, car tu te serais chargé là d'un lourd fardeau. À ce propos, je ne plaisantais pas. Je n'ai jamais affirmé que tu
pourrais trouver quoi que ce soit d'utile, j'ai simplement dit que
l'on pouvait calculer avec exactitude le nombre de volumes que
contiendrait notre bibliothèque universelle dans laquelle les pires
absurdités possibles côtoieraient toute la littérature sensée
possible. »
« Eh bien, calcule
le nombre de volumes » dit la maîtresse de maison. « Car
ce bloc de papier ne te laissera aucun repos avant cela. »
« C'est tout
simple. Je peux le faire de tête. Nous réfléchissons simplement à
la manière de constituer notre bibliothèque. Nous posons tout
d'abord chacun de nos cent caractères d'imprimerie. Ensuite, nous
associons à chacun d'eux les cent caractères qui servent à former cent fois cent groupes de deux caractères chacun. En leur
adjoignant une troisième fois chacun des cent caractères
d'imprimerie, nous obtenons 100 x 100 x 100 groupes de trois signes
chacun, et ainsi de suite. Et comme chaque volume contient un million
de caractères, nous aurons donc autant de volumes que le chiffre que
l'on obtient si l'on pose un million de fois le nombre 100 comme
coefficient. Comme 100 est égal à dix fois dix, on obtient la même
chose que si l'on inscrivait deux millions de fois le chiffre 10 comme
coefficient. C'est donc tout simplement un 1 avec deux millions de
zéros. Le voilà : dix puissance deux millions : 102 000
000 . »
Le professeur brandit la
feuille de papier.
« Oui,
s'exclama sa femme, mais vous vous êtes facilité la tâche.
Écrivez donc le chiffre complet. »
« Je m'en garderai
bien. Sinon, il me faudrait y passer au moins deux semaines, jour et
nuit, sans faire de pause : s'il devait être imprimé, le nombre
atteindrait une longueur de quatre kilomètres. »
« Mon Dieu !
s'exclama Suzanne. Et comment le dénomme-t-on ? »
« Nous n'avons pas
de nom pour ce genre de chose. Je dirais même que nous n'avons aucun
moyen de nous le représenter concrètement, tellement cette quantité
est colossale, bien que son expression soit finie. Les grandeurs
phénoménales que l'on pourrait évoquer disparaissent toutes face à ce monstre algébrique. »
« Et qu'est-ce que
cela donnerait, demanda Burkel, si on l'exprimait en
trillions ? »
« Un trillion est
un joli nombre, un milliard de milliards, un 1 avec 18 zéros. Si tu
divises la quantité de nos volumes par ce nombre, tu supprimes
simplement dix-huit zéros sur deux millions. Tu obtiens par
conséquent un nombre avec 1 999 982 zéros auquel tu ne peux
associer aucune représentation concrète. Mais attends un instant »,
le professeur griffonna quelques chiffres sur le papier.
« Je le savais,
dit sa femme, te voilà encore en train de faire des calculs
! »
« J'ai déjà
terminé. Sais-tu ce que signifie ce nombre pour notre bibliothèque
? Supposons, par exemple, que chacun de nos volumes ait une épaisseur
de deux centimètres et que nous les ayons alignés sur une seule
rangée – quelle serait la longueur de cette rangée, à votre avis
? »
Il jeta un regard
circulaire d'un air triomphant, tandis que tous se taisaient.
Puis Suzanne dit soudain
: « Je sais ! Puis-je le dire ? »
« Vas-y, Suzie ! »
« La longueur en
centimètres est le double du nombre de volumes de la bibliothèque. »
« Bravo, bravo !
s'écrièrent-ils tous. C'est tout ce qu'il nous faut. »
« Oui, dit
le professeur, mais regardons cela de plus près. Vous savez
que la lumière parcourt 300 000 kilomètres en une seconde, donc
environ dix milliards de kilomètres en une année, ce qui équivaut
à un trillion de centimètres. Donc, si le bibliothécaire
parcourait notre rangée de volumes à la vitesse de la lumière, il
mettrait deux bonnes années à franchir le seuil du premier trillion
de volumes. Par conséquent, pour parcourir toute la bibliothèque,
il lui faudrait deux fois plus d'années qu'il y a de trillions dans
le nombre de volumes de la bibliothèque, c'est-à-dire, comme je
l'ai dit, un 1 avec 1 999 982 zéros. Ce que je voulais souligner par
là, c'est que nous sommes tout aussi peu en mesure d'imaginer le nombre
d'années qu'il faudrait pour parcourir tous les volumes de notre
bibliothèque que d'appréhender concrètement le nombre des volumes
lui-même. Et cela montre très clairement qu'il est inutile de
s'efforcer de se représenter ce nombre, bien qu'il soit fini. »
Le professeur
s'apprêtait à reposer la feuille de papier, lorsque Burkel lui dit
: « Si ces dames veulent bien me permettre de poser une
dernière question. J'ai comme l'impression que tu as calculé les
dimensions d'une bibliothèque pour laquelle l'univers tout entier ne
suffirait pas. »
« Nous allons le
savoir tout de suite » répondit le professeur en se remettant
à ses calculs. Puis il déclara :
« Si nous
ramassions toute la bibliothèque de manière à faire tenir 1000
volumes dans un mètre cube, il faudrait alors, pour la contenir entièrement,
prendre l'univers tout entier jusqu'aux nébuleuses visibles les plus
éloignées et le multiplier par un nombre comportant seulement 60
zéros de moins que le 1 et ses deux millions de zéros qui
représente la quantité de nos volumes. Nous en sommes donc toujours
au même point – il est impossible de se représenter ce nombre
gigantesque de cette manière. »
« Tu vois,
dit Burkel, j'avais bien raison de dire qu'elle était
inépuisable. »
« Mais non. Si tu
la soustrais d'elle-même, tu obtiens zéro. Elle est finie et sa
définition est conceptuellement établie. Mais un point
demeure surprenant. Nous écrivons en quelques chiffres le nombre des volumes
dans lesquels se trouve consigné le contenu apparemment infini de
toute littérature possible. Mais si nous essayons maintenant de nous
représenter concrètement leur contenu, de nous l'imaginer en
détails, c'est-à-dire de chercher à extraire un volume de notre
bibliothèque universelle, nous percevons alors cette construction
claire de notre propre entendement comme quelque chose d'infini et
d'insaisissable. »
Burkel acquiesça avec
gravité et dit : « Notre entendement est infiniment plus grand
que notre appréhension des choses. »
« Que signifie
cette phrase pour le moins énigmatique ? » demanda la
maîtresse de maison.
« Je veux
simplement dire que nous pouvons infiniment mieux penser que nous ne
pouvons appréhender de choses par le seul biais de l'expérience. Le
logique est infiniment plus puissant que le sensible. »
« C'est justement
cela qui nous distingue, remarqua Wallhausen. Les
perceptions passent avec le temps, la logique est indépendante de
toute notion temporelle, elle est universelle. Et parce que la logique
n'est rien d'autre que la pensée de l'humanité elle-même, ce bien
atemporel est notre participation aux lois immuables du divin, à la
destinée de la puissance créatrice infinie. C'est là-dessus que
repose le droit fondamental des mathématiques. »
« Certes,
dit Burkel, les lois nous donnent foi en la vérité. Mais
nous ne pouvons les utiliser que lorsque nous remplissons leur forme de contenus faits de connaissances vivantes, c'est-à-dire lorsque nous
avons trouvé le volume dont nous avons besoin dans la
bibliothèque. »
Wallhausen acquiesça et
sa femme récita tout bas :
« Car aux dieux
Ne doit se mesurer
Aucun homme
Et s'il se dresse
Et touche de la tête
Aux étoiles
Nulle part n'adhèrent
Ses semelles incertaines
Il devient alors le
jouet
Des nuages et des
vents. »5
« Le grand maître a vu juste, dit le professeur. Mais sans la loi logique, nous n'aurions aucun moyen sûr de nous élever jusqu'aux étoiles et au-delà des étoiles. Seulement, nous ne devons pas quitter la terre ferme de l'expérience. Ce n'est pas dans la bibliothèque universelle qu'il faut le chercher ce volume, nous devons nous le fabriquer nous-mêmes, par un travail sérieux, opiniâtre et sincère. »
« Le hasard joue,
la raison crée, s'écria Burkel. Et c'est pour cela que tu mettras dès demain, noir sur blanc, le résultat de ton jeu d'aujourd'hui et ainsi j'aurai mon article. »
« Je peux te faire
ce plaisir, rit Wallhausen. Mais je te le dis tout net, tes lecteurs penseront qu'il est issu tout droit de l'un de ces volumes
superflus. – Que se passe-t-il, Suzie ? »
« J'aimerais
utiliser ma raison pour créer quelque chose, dit-elle avec
gravité, je vais remplir des formes avec de la matière. »
Et elle remplit à
nouveau les verres.
1Le
nom de Blücher pourrait renvoyer ici à Gebhard Leberecht von
Blücher (1742-1819), un célèbre général prussien qui combattit
contre les armées napoléoniennes. (N. d. T.)
2Vers
tiré de « Iphigénie en Tauride » de Johann Wolfgang
von Goethe. (N. d. T.)
3Vers
tiré de « La fiancée de Messine » de Friedrich
Schiller. (N. d. T.)
4Vers
tiré de « Guillaume Tell » de Friedrich Schiller. (N.
d. T.)
5Poème
de Johann Wolfgang von Goethe intitulé « Grenzen der
Menschheit » / « Limites de l'humanité » (N. d.
T.).
éditions nilsane - juillet 2012
traduction : Philippe Guilbert
licence creatrive commons : CC-BY-NC-SA